Itinéraire d'un auteur anonyme
En décembre 1959, sous l'impulsion de l'imprimeur manceau Jean Martin, accompagné de Jacques Chaussumier et d'une équipe soudée, paraît le numéro 1 de notre revue
qui ne s'intitule encore que "La Vie Mancelle". Annie Roulette, amoureuse des mots depuis son enfance est confortée par l'enseignement chaleureux que lui prodigue,
au lycée de jeunes filles du Mans, Maine Vigreux-Vannetzel. Catherine Paysan vient d'endosser, non sans difficultés, dans le monde impitoyable qu'il lui reste à découvrir,
la seconde peau dont elle a pourtant toujours rêvé. Revenue d’Allemagne en 1948, elle vit à Paris, rue du Soleil, où ses parents ont acheté un appartement. Bien que
le métier ne lui plaise plus, elle enseigne à La Courneuve. Néanmoins, par une volonté indéfectible elle assumera consciencieusement, tant qu'elle n'aura pas
la certitude de pouvoir vivre uniquement de sa plume.
"Je voulais un homme de couleur, j'ai beaucoup lu et j'ai choisi un Mexicain"
Si beaucoup d’inepties ont été répandues après la parution de son premier roman, on peut néanmoins affirmer que
Nous autres les Sanchez,
est véritablement né à cette époque. De surcroît, les pages manuscrites de l'auteur ont été griffées dans la Sarthe, à
Aulaines, qui demeure alors et
pour quelques années encore, indépendante de
Bonnétable. Catherine Paysan, qui sort lentement d'une douloureuse histoire sentimentale
avec un Sénégalais, profite en effet du temps des vacances scolaires de la mi-juillet au 1
er octobre. Blottie dans le refuge de la douceur
familiale qui ne lui a jamais fait défaut, elle trouve dans l'écriture de cette fiction heureuse et intemporelle, l'exutoire nécessaire à sa thérapie.
Recluse dans le garage, où son père Auguste remise habituellement sa Renault Monaquatre, elle lui avait demandé d'aménager pour l'occasion,
une ouverture vitrée lui permettant de recevoir un peu de la lumière du jour. Catherine Paysan entame la rédaction de son "premier enfant" ;
ainsi nomme-t-elle chacun de ses ouvrages, de quelque nature qu'il soit. Telle une mère bienveillante et soucieuse d'équité, elle les aime tous,
sans distinction, car on aime tous ses enfants, fussent-ils différents.
"Mon style a évolué : aujourd'hui, j’écrirais de manière beaucoup plus compliquée"
Deux étés vont ainsi se succéder avant l'aboutissement de son écriture. Deux autres années s'écouleront encore avant qu'un éditeur
sérieux se lance dans la publication des
Sanchez. Malgré ce que l’on a pu dire ou croire, l'ouvrage ne relève pas de l'autobiographie.
Catherine Paysan raconte à ce sujet qu'à l'occasion de séances de dédicaces de son livre chez Graffin, il arrivait qu'on lui demandât
pourquoi elle était venue sans son mari et sans les petits Sanchez ! Bien qu'on ait aussi prédit un court avenir à l'écrivain,
le succès de ce premier opus n'a pas cessé depuis 1961. Pour preuve, les nombreuses éditions et rééditions, y compris en poche,
de ce qui reste un roman du bonheur, empreint de poésie grâce à la capacité de rêver d'un auteur enthousiaste et persuadé de son talent.
N'a-t-il pas reçu le
Prix du roman de la Société des Gens de Lettres ? N'a-t-il pas recueilli cette année-là des voix pour le Fémina,
bien que pour sa présidente, madame Simone, Annie Roulette n'était qu'un petit professeur de collège ? N'a-t-il pas emballé des politiques de tous bords,
été prépublié dans "La revue de Paris", provoqué des articles de qualité dans "Les lettres françaises" ? Alors, arrêter d'écrire, Catherine Paysan ?
C'était sans compter sur le destin !